Études en français sur l’œuvre de J.R.R. Tolkien
Un aperçu global des cinquante premières années de l’érudition et des études françaises sur J.R.R. Tolkien, suite à la publication du Seigneur des Anneaux en 1954 et jusqu’en 2004, avec un post-scriptum sur certains ouvrages publiés au cours de la dernière décennie.
Depuis la traduction de J.R.R. Tolkien, une biographie en 1980, une trentaine d’ouvrages ont été publiés en français sur cet auteur, dont plus des trois quarts après 2001. Comme on pouvait s’y attendre, les premiers parus sont des traductions de l’anglais – il s’agit des livres de Carpenter, Kocher, Hammond & Scull –, et il faut attendre la fin des années 1990 pour voir s’affirmer une critique en langue française.
On peut se demander s’il est utile de lire des textes sur Tolkien quand il y a déjà tant de pages de Tolkien… il est également possible de considérer sa correspondance (ses Lettres, 2005 pour la traduction française) comme la meilleure introduction à son œuvre. Cet article vise toutefois à permettre au lecteur qui découvre J.R.R. Tolkien, tout comme à celui qui souhaite se repérer dans les commentaires consacrés à ses livres, de distinguer les textes généraux – d’introduction ou de présentation – d’autres plus pointus, portant sur un aspect particulier ou optant pour un discours plus universitaire. Toutes les parutions ne seront pas envisagées ; des choix sont faits, et l’ordre chronologique respecté à l’intérieur des deux rubriques.
A noter que cet article n’évoque pas les études critiques en langue anglaise, sauf lorsqu’elles ont été traduites en français : pour une présentation des textes critiques anglophones, voir notre article par David Bratman.
Pour découvrir Tolkien
Pour commencer, il faut signaler la biographie de Tolkien par Humphrey Carpenter (1980), republiée récemment dans une édition augmentée et revue : si une biographie ne peut expliquer directement l’œuvre d’un auteur, celle de Carpenter contient de nombreuses citations de lettres et de journaux de Tolkien, qui servent à commenter ses livres de fiction ; elle met également l’accent sur la lente genèse des textes, en particulier du Seigneur des Anneaux et de ceux qui seront rassemblés dans L’Histoire de la Terre du Milieu. Il est heureux que, de toutes les biographies publiées en anglais, celle-ci et non une autre ait été traduite en français : très factuelle (c’est là sa vertu et ses limites), elle informe le lecteur sans réellement imposer d’image de l’auteur.
Le début des années 80 voit aussi la traduction de l’ouvrage de Paul Kocher, Les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien : le royaume de la Terre du Milieu (1981, traduction de Master of Middle-earth : the fiction of J.R.R. Tolkien). Epuisé depuis, ce livre peu connu des lecteurs actuels avait l’avantage de prendre en compte le texte – à un moment où Tolkien faisait déjà l’objet d’analyses biographiques ou polémiques –, de combattre certains clichés tenaces (sur son supposé manichéisme, par exemple), de proposer des analyses fines, parfois rapides mais passant en revue des thèmes centraux tels que le libre-arbitre, la question du mal et la figure de Sauron, Aragorn et l’héroïsme.
En outre, il ne s’attache pas au seul Seigneur des Anneaux, puisque sont évoqués Le Hobbit (dans sa structure, ses procédés d’adresse aux enfants, la double lecture possible pour un adulte, les ressemblances et différences avec sa « suite »), et sept autres textes dans la version originale, mais non dans la traduction française ! Les récits Feuille, de Niggle, Smith de Grand Wootton et Le Fermier Gilles de Ham (rassemblés en français dans Faërie et autres textes avec Le Retour de Beorhtnoth et Les Aventures de Tom Bombadil), ou encore les poèmes Imram et le Lai d’Aotrou et Itroun ne sont donc pas mentionnés dans l’édition française de ce livre de Kocher, sans doute parce qu’il aura fallu attendre vingt ou trente ans pour que certains (à l’exception des deux poèmes) soient disponibles en français.
Au cours des deux décennies suivantes, seul J.R.R. Tolkien, artiste et illustrateur vient apporter un éclairage original, puisque ce livre de Wayne G. Hammond et Christina Scull (traduit en 1996) s’intéresse à l’œuvre graphique de Tolkien, réalisé à l’aquarelle, à l’encre et au crayon, depuis des œuvres de jeunesse (paysages), les illustrations des premières légendes, des dessins pour enfants (Lettres du Père Noël) puis ceux du Hobbit jusqu’au Seigneur des Anneaux, y compris des cartes et des parchemins.
Une vingtaine d’années après ces premiers jalons, paraissent en 2001-2004 une série de textes dont on peut retenir, chronologiquement, Tolkien : Sur les Rivages de la Terre du Milieu (2001), de Vincent Ferré.
Ce livre se veut à la fois une présentation et une analyse du Seigneur des Anneaux, entrée privilégiée vers le Hobbit et Le Silmarillion, en particulier. Etant le premier ouvrage français consacré au Seigneur des Anneaux, Sur les Rivages… devait nécessairement présenter le monde fictionnel (géographie, histoire, langues), les personnages, les relations entre les textes de Tolkien, la genèse du Seigneur des Anneaux et son rapport à la Fantasy, pour en venir, dans un second temps, à une analyse du roman qui met l’accent sur la question de la mort et de la mortalité. Présenté par Tolkien comme la clef de son livre, mais alors peu pris en compte par les critiques anglais, ce motif permet en effet de saisir les enjeux du Seigneur des Anneaux et de l’interpréter d’une manière globale, en mettant la question en relation avec celle de la quête, de la nature, de la lumière, des sentiments humains, de l’usage de la force (et de l’Anneau), de la liberté individuelle et de la portée des actes, mais aussi de l’évolution des personnages, de la répétition de l’histoire et de la sortie du mythe, jusqu’au dénouement – et l’écriture du récit. Les propres analyses de Tolkien sur la littérature médiévale, en particulier sur Beowulf constituent l’horizon de Sur les Rivages…, d’où une volonté de ne pas masquer la dimension tragique du texte, dans sa peinture de la condition humaine.
Si ce livre maintenait volontairement à distance la question religieuse, celui d’Irène Fernandez, Et si on parlait… du Seigneur des Anneaux (2002), choisit précisément cette approche, très représentée dans la critique américaine, où elle n’est pas toujours envisagée de manière aussi convaincante que dans ce petit livre, bref – contrairement à l’importante thèse publiée par ce même auteur, sur C.S. Lewis – mais dense, et livrant une lecture « morale » qui recoupe les problématiques essentielles, tout en mettant l’accent sur la foi, en accordant une grande place à la correspondance et à la parole de Tolkien.
Signalons pour terminer, outre deux magazines de fans, dans le sens noble du terme – L’Arc et le Heaume (de l’association Tolkiendil) et le premier numéro de Faeries (dirigé par Ch. Camus et N. Cluzeau) – qui proposent de petits dossiers, des analyses et des entretiens, un ouvrage original : Méditations sur la Terre du Milieu, traduction française de Meditations on Middle-earth publié par Karen Haber qui a la bonne idée de laisser la parole aux créateurs et d’ajouter, aux témoignages d’auteurs anglophones comme G. Martin, R. Feist, P. Anderson, T. Pratchett, R. Hobb, Ursula Le Guin… ceux de plusieurs écrivains français (H. Lœvenbruck, M. Gaborit, F. Colin, L. Genefort, Ange) et de l’illustrateur John Howe, qui apporte également une contribution graphique.
Ces livres sont tous, à des degrés divers, au moins partiellement, des introductions à l’univers de Tolkien ; leur lecture peut donc être complétée par des ouvrages plus universitaires ou érudits, souvent accessibles au lecteur simplement curieux.
Pour approfondir la compréhension de l’œuvre
Le livre de Pierre Jourde, Géographies imaginaires (1991), parle aussi bien de Tolkien que de Gracq, Borges et Michaux, mais il doit être signalé car il précède de plus de dix ans les autres publications. Comme son titre l’indique, il s’intéresse d’abord à l’espace naturel (l’eau, la forêt, la montagne), à sa structure et, de là, aux peuples qui l’habitent, à leurs coutumes et à leurs langues, avant quelques aperçus de sources possibles.
Il ouvre la voie aux essais publiés après 2001, comme la revue La Feuille de la Compagnie. Ce Cahiers d’études tolkieniennes dirigé par Michaël Devaux est adossé au site www.jrrvf.com, alliance inédite à l’époque entre internet et une publication papier, ce dont témoigne la participation à la Feuille du webmestre Cédric Fockeu, de Didier Willis et de Philippe Garnier, également membres de la « Compagnie de la Comté ».
En 2001 paraît le premier numéro, qui s’attache aux œuvres les plus récentes en français (synopsis et corrigenda des Contes Perdus), propose des articles sur « l’ombre de la mort » (l’expression figure chez Tolkien, mais aussi dans la Bible et dans Beowulf) ou les géants, ainsi que des comptes rendus sur les parutions critiques anglophones (une douzaine dans cette première livraison).
Deux ans plus tard, le deuxième numéro, sous-titré Les Racines du Légendaire (2003), double de volume pour proposer entre autres un long inédit de Tolkien : un passage de la fameuse lettre « 131 » à Milton Waldman (en anglais et en français), où Tolkien résume Le Seigneur des Anneaux ; des dossiers sur Tolkien et Bouyer (le premier Français a avoir attiré l’attention du public sur l’œuvre de Tolkien), Eriol et Ælfwine, ou encore la structure des volumes de The History of Middle-earth qui correspondent au Seigneur des Anneaux, sont accompagnés d’articles sur le corps des anges, la vérité du mythe, le néo-platonisme et Barahir. Ce volume comprend, comme le précédent, des recensions d’éditions de Tolkien et de critiques anglophones.
L’année suivante (en 2004), trois ouvrages proposent des lectures complémentaires. Tolkien, trente ans après (1973-2003), dirigé par Vincent Ferré, célèbre l’anniversaire de la parution du Seigneur des Anneaux en français et la mémoire de l’auteur (disparu cette même année 1973) en regroupant une quinzaine d’articles et des entretiens avec Christian Bourgois, l’éditeur français de Tolkien, et l’illustrateur John Howe.
Les articles, de contributeurs universitaires ou proches de www.jrrvf.com et de critiques étrangers faisant autorité (T. Shippey, V. Flieger, Th. Honegger), portent aussi bien sur l’intertextualité (les énigmes dans Le Hobbit), des scènes précises (la chute de Gandalf dans la Moria), le réseau des langues chez Tolkien, le statut de L’Histoire de la Terre du Milieu, ou encore le Mal, l’héroïsme, les transpositions visuelles de l’univers de Tolkien, et son influence sur les cycles de Fantasy contemporains.
L’auteur du dernier article, Anne Besson, publie la même année D’Asimov à Tolkien, qui ne concerne pas exclusivement l’auteur du Seigneur des Anneaux mais le confronte à la littérature policière, de fantasy et de science-fiction, pour mettre en évidence des effets de structure. Sous-titré Cycles et séries dans la littérature de genre, il analyse ces deux formes pour souligner leurs points communs, leurs différences et leurs intersections, autour de l’unité, de la discontinuité et de la tendance à l’expansion. L’ouvrage s’intéresse aux effets temporels induits par la structure, dans le livre comme dans la mémoire du lecteur. Terminons par un ouvrage de synthèse, qui se veut un outil de travail pour chercheurs et étudiants : Le Chant du Monde de Charles Ridoux (2004) s’appuie sur les travaux précédents et ceux de Shippey ou de Flieger pour proposer une biographie de Tolkien, une présentation précise de la critique anglophone et française ainsi qu’une bibliographie commentée. Entre ces chapitres, Charles Ridoux présente l’œuvre de Tolkien de manière large, en prenant en compte L’Histoire de la Terre du Milieu autant que Le Seigneur des Anneaux, pour suivre le fil du chant, de la musique dans leur rapport à la cosmogonie.
Et depuis ? Une décennie foisonnante : 2004-2014
Il est question ici, pour l’essentiel, des cinquante années qui ont suivi la publication du Seigneur des Anneaux, en 1954-1955 ; mais depuis 2004, d’autres titres importants ont été publiés, que l’on évoquera ici : l’ouvrage d’Isabelle Pantin (Tolkien et ses légendes. Une expérience en fiction, 2009) replace Tolkien dans le contexte général de l’histoire littéraire du XXe siècle ; elle confronte l’oeuvre à l’Histoire du siècle dernier, et l’étudie sous l’angle de la cosmologie, de la poétique et du rapport au temps.
A côté de cet ouvrage personnel, on en mentionnera un autre (Vincent Ferré, Lire Tolkien, 2014) et plusieurs entreprises collectives : le Dictionnaire Tolkien (2012, dirigé par V. Ferré), Tolkien et le Moyen Âge dirigé par Leo Carruthers (2007) et le troisième volume de La Feuille de la compagnie, dirigé par Michaël Devaux : L’effigie des Elfes (2014) – sans oublier les ouvrages publiés par des associations, tels Tolkiendil et Le Dragon de Brume.
Autant de pistes, donc, pour aborder l’œuvre de Tolkien, que l’on soit novice ou lecteur déjà expérimenté !
~
Références des livres mentionnés
J.R.R. Tolkien, Lettres, éd. de Humphrey Carpenter avec l’assistance de Christopher Tolkien, Christian Bourgois, 2005
L’Arc et le Heaume (de l’association Tolkiendil), cinq numéros parus à ce jour
A. Besson, D’Asimov à Tolkien. Cycles et séries dans la littérature de genre, CNRS Editions, 2004
Ch. Camus et N. Cluzeau (dir.), Faeries n°1, Nestiveqnen, 2000
H. Carpenter, J.R.R. Tolkien, une biographie, nouvelle édition, Christian Bourgois éd., 2002
L. Carruthers (dir.), Tolkien et le Moyen Âge, CNRS Editions, 2007
M. Devaux, La Feuille de la Compagnie. Cahiers d’études tolkieniennes, numéro 1 (2001) ; numéro 2, Les Racines du Légendaire (2003) ; numéro 3, L’Effigie des Elfes (2014)
I. Fernandez, Et si on parlait… du Seigneur des Anneaux, Presses de la Renaissance, 2002
V. Ferré, Tolkien : Sur les Rivages de la Terre du Milieu, Christian Bourgois éd., 2001
-, Tolkien, trente ans après (1973-2003), Christian Bourgois éd., 2004
-, (dir.), Dictionnaire Tolkien, CNRS Editions, 2012
-, Lire J.R.R. Tolkien, Pocket, 2014
W. G. Hammond et Ch. Scull, J.R.R. Tolkien, artiste et illustrateur, Christian Bourgois, 1996
P. Jourde, Géographies imaginaires, J. Corti, 1991
P. Kocher, Les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien, Retz, 1981
I. Pantin, Tolkien et ses légendes. Une expérience en fiction, CNRS Editions, 2007
Ch. Ridoux, Tolkien, Le Chant du Monde, Encrage, 2004