Lettre à Michael Tolkien, sons fils, 1967-1968
« Le voyage du Hobbit (Bilbo) depuis Fondcombe jusqu’à l’autre versant des Monts Brumeux, y compris la dégringolade le long des pierres glissantes jusque dans le bois de pins, a pour origine mes aventures en 1911 »
Je suis … ravi que tu aies découvert la Suisse, et précisément la région que je connaissais le mieux autrefois, et qui me faisait une très forte impression. Le voyage du Hobbit (Bilbo) depuis Fondcombe jusqu’à l’autre versant des Monts Brumeux, y compris la dégringolade le long des pierres glissants jusque dans le bois de pins, a pour origine mes aventures en 1911 – l’annus mirabilis ensoleillé au cours duquel il n’y eut pratiquement pas de pluie entre avril et fin octobre, sauf la veille et le matin du couronnement de George V. (Adfuit Omen!)
Les expéditions, pour l’essentiel à pied, de notre groupe de 12 ne forment plus une suite nette dans mon esprit, mais il reste de nombreuses images vivaces aussi nettes qu’hier (c’est-à-dire aussi nettes que deviennent les souvenirs les plus anciens d’un vieil homme). Nous sommes partis à pied en portant d’énormes sacs pratiquement depuis Interlaken, pour l’essentiel par des chemins de montagne, jusqu’à Lauterbrunnen, puis Mürren et finalement jusqu’au sommet du Lauterbrunnenthal, sauvage et plein de moraines. Nous – les hommes – avons dormi à la dure, souvent dans des greniers à foin our dans des étables, car nous suivions la carte en évitant les routes et n’avions jamais de réservations, et après un petit déjeuner frugal nous mangions en plein air – avec des ustensiles de cuisine et du « spridvin » (comme le membre francophone de notre groupe, sans instruction, le disait et l’écrivait pour désigner l’« alcool à brûler ») en quantité. Nous avons dû ensuite aller vers l’est, en passant les deux Scheidegge jusqu’à Grindelwald, laissant Eiger et Mönch à notre droite, pour enfin atteindre Meiringen. J’ai quitté la vue de la Jungfrau avec un profond regret : une neige éternelle, qui semblait se découper comme gravée sur un soleil éternel, et le Silberhorn aigu sur un bleu sombre – la Corne d’Argent (Celebdil) de mes rêves. Nous avons ensuite traversé la Passe de Grimsell jusqu’à une grand-route poussiéreuse, longeant le Rhône, sur laquelle roulaient encore des « diligences » – mais elles n’étaient pas pour nous. Nous avons rejoint Brigue à pied, dont le souvenir n’est que de bruit : il y avait alors un réseau de trams qui donnaient l’impression de crisser 20 heures par jour au minimum. Après une nuit dans ces conditions, nous avons grimpé quelques centaines de mètres jusqu’à un village situé au pied du glacier d’Aletsch, où nous avons passé quelques nuits dans une auberge-chalet, sous un toit et dans des lits (ou plutôt sous les lits, le bett étant un sac informe sous lequel on se pelotonnait). Je me souviens encore de plusieurs péripéties ! L’une : aller à confesse en latin ; une autre moins digne était l’invention d’une méthode pour s’occuper de nos amis les faucheux en faisant couler de la cire chaude des chandelles sur leurs gros corps (ce que les servantes n’approuvaient pas) ; ainsi que la pratique du jeu du castor, qui m’avait toujours fasciné. Lieu formidable pour ce jeu, car à cette altitude beaucoup d’eau descendait en ruisselets, avec une abondance de matériau pour faire un barrage, pierres, bruyère, herbe et boue. Nous avons rapidement obtenu un beau petit « étang » (contenant au moins 900 litres, je dirai). Puis les affres de la faim ont commencé à nous tourmenter, et l’un des Hobbits du groupe (il est toujours en vie) a crié « On mange ! » et cassé le barrage à coups d’alpenstock. L’eau a dévalé le flanc de la colline, et nous nous sommes alors aperçus que nous avions bloqué un cours d’eau qui d’ordinaire descendait nourrir les citernes et réservoirs situés derrière l’auberge. À ce moment-là, une vieille dame est sortie en trottinant avec un seau pour prendre de l’eau, et elle a été accueillie par une vague d’eau écumante. Elle a lâché son seau et s’est enfuie en appelant tous les saints à son aide. Nous sommes restés plus silencieux que des « hommes des tourbières » pendant quelques minutes, pour finir par rentrer en faisant un détour et nous présenter, pas très propres (mais ce fut chez nous une habitude pendant tout le voyage) et très innocemment au « déjeuner ». Un autre jour nous sommes partis pour une longue ascension du glacier d’Aletsch avec des guides – et j’ai failli mourir. Nous avions des guides, mais soit leur expérience a été prise en défaut par les effets de la chaleur estivale, soit ils n’ont pas fait très attention, soit nous sommes partis trop tard. Quoi qu’il en soit, vers midi nous nous étirions en file indienne le long d’un sentier étroit, avec à notre droite une pente enneigée qui montait jusqu’à l’horizon, et à notre gauche un ravin à pic. L’été avait cette année-là fait fondre beaucoup de neige, et les pierres et les rochers étaient à nu, qui d’ordinaire (j’imagine) étaient recouverts. La chaleur du jour continuait à faire fondre la neige, et nous nous sommes inquiétés de voir nombre d’entre eux commencer à dévaler la pente, de plus en plus vite : depuis la taille d’une orange jusqu’à celle d’un gros ballon de football, et certains bien plus gros encore. Ils coupaient notre route à toute vitesse et plongeaient dans le ravin. « On nous pilonne, mesdames et messieurs. » Les rochers commençaient à descendre lentement, et suivaient en général une ligne droite, mais le sentier était accidenté et il fallait aussi regarder où l’on mettait les pieds. Je me rappelle que la personne du groupe qui était juste devant moi (une maîtresse d’école âgée) a soudain poussé un petit cri en faisant un bond en avant, au moment où un gros bloc de rocher passait entre nous deux. À trente centimètres tout au plus de mes genoux peureux. Après cela, nous sommes allés dans le Valais, et mes souvenirs sont moins précis ; bien que je me rappelle notre arrivée, tout débraillés, un soir à Zermatt et les regards jetés par les dames de la bourgeoisie française, avec leurs faces-à-main. Nous sommes montés avec des guides jusqu’à [une] cabane du Club Alpin, encordés (sans quoi je serais tombé dans une crevasse), et je me souviens de la blancheur éblouissante du massif désert de neige qui nous séparait de la corne noire du Cervin, situé à quelques kilomètres.