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Leo Carruthers, Comprendre Beowulf

Leo Carruthers, universitaire spécialisé en littérature anglo-saxonne, en particulier Beowulf, nous présente le poème médiéval, en le situant dans un contexte historique et commentant son importance dans l’œuvre de Tolkien.

Un romance héroïque anglo-saxon (VIIe-XIe siècles)

Beowulf est un poème vieil-anglais, sans titre dans le manuscrit mais connu habituellement par le nom du personnage central – convention que Tolkien approuvait. L’intrigue se divise en trois sections de longueur à peu près égale, axées sur les créatures monstreuses, une par section, combattues et tuées par Beowulf. En même temps le poème présente deux parties inégales, fondées sur un contraste entre la jeunesse et l’âge, illustrés dans la vie du héros.

Dans la première partie Beowulf, jeune guerrier invincible d’une force inouïe, se met au service du roi d’un peuple voisin ; il remporte gloire et honneur en tuant les monstres, Grendel et sa mère, avant de repartir chez lui.

Faisant tout d’un coup un bond en avant dans le temps, la seconde partie montre Beowulf sous les traits d’un roi très âgé qui règne sur sa tribu depuis cinquante ans. Il tue un dragon qui souffle le feu, mais, gravement blessé au cours du combat, il meurt ; une émouvante cérémonie d’enterrement clôt le récit.

Il n’y a donc pas de « fin heureuse, » la scène finale comportant une triste prédiction du sort qui attend le peuple privé de son chef. Ce mélange inhabituel de courage et de mélancolie qui caractérise l’œuvre a conduit Tolkien à créer un néologisme, « élégie héroïque », pour définir le genre du poème.

La discussion autour du genre de Beowulf – s’il faut le considérer comme « épique » ou « romance », comme « légende » ou encore comme un « miroir des princes » mêlant histoire et mythologie – n’est que l’un des aspects du poème qui intéressent les savants.

L’opinion de J.R.R. Tolkien s’est avérée marquante. Alors que le héros lui-même est imaginaire, et que les monstres appartiennent au mythe et au conte de fées, la présence dans le texte de rois authentiques, surgissant d’un passé obscur, situe l’action au VIe siècle de notre ère.

De plus, le récit est très allusif, faisant maintes références à des personnages, tant réels que légendaires, tirés de contes et de chansons, qui figurent souvent dans des « digressions » sans grand rapport avec l’intrigue principale. Si ces allusions sont souvent peu évidentes pour le lecteur moderne, certaines, du moins, n’étaient pas forcément claires non plus pour le premier public ; mais en contribuant au sentiment d’ancienneté, de profondeur historique ancrée dans la tradition, elles servent le propos du poète. C’est une technique que Tolkien à son tour adopte dans Le Seigneur des Anneaux, où l’arrière-plan antique est toujours présent, rarement expliqué.

Le poète anonyme ne joue pas le rôle de chroniqueur ; il ne fournit aucune date, refusant la précision temporelle tout comme il évite le piège du genre littéraire simple. Le résultat est unique en plus d’un sens. Les spécialistes continuent, par conséquent, à discuter les origines du poème, sa date, son contexte historique, ainsi que son interprétation ; sans doute un consensus en tous points est impossible à établir. Que peut-on dire donc avec certitude sur Beowulf ?

Un manuscrit rescapé, une histoire « anglaise » ?

Pour commencer, le texte du poème, rédigé par deux mains différentes, existe dans un manuscrit unique, notre seul témoin, conservé à la British Library, à Londres. La date de ce document est incertaine : copié sans doute autour de l’an Mil, il remonte peut-être aux premières décennies du xie siècle. Ensuite, Beowulf est composé en langue vieil-anglaise classique, typique de la période allant de 950 à 1050, correspondant au dialecte ouest-saxon parlé par les rois anglais.

Il subsiste toutefois quelques traces d’autres dialectes qui auraient échappé à l’attention des copistes, laissant deviner que ces derniers transcrivaient, ou réécrivaient, un texte plus ancien, désormais perdu, venant d’une autre région.

Si jamais par malheur ce manuscrit unique de Beowulf avait été détruit, comme de nombreux autres durant le Moyen Âge, nous ne saurions strictement rien du poème, car rien de la sorte ne se trouve dans les autres langues et littératures. Certes, quelques épisodes relevés dans les textes norrois (islandais) plus tardifs semblent comporter des parallèles, voire des personnages partiellement analogues – ce qui peut suggérer une origine commune – mais nulle part on ne trouve la moindre allusion à Beowulf lui-même, héros de l’œuvre anglaise.

Bien que Beowulf fût composé en Angleterre et en langue vieil-anglaise, on constate avec un certain étonnement qu’il ne contient pas la moindre mention du peuple anglais. En réalité le poème est une sorte de « romance historique », en ce sens que le poète médite sur une époque ancienne, un temps où les aïeux ne vivaient pas en l’île de Bretagne mais sur le continent. De plus, les ancêtres en question étaient païens et illettrés, à l’inverse des chrétiens cultivés qu’étaient, dans l’opinion de J.R.R. Tolkien, le poète anglais et ses contemporains.

Toute l’action se déroule en Scandinavie : au Danemark pour la première partie (les combats contre Grendel et sa mère), puis au territoire des Gètes, région dans le sud de l’actuelle Suède, où, dans la seconde partie, le héros tue le dragon. Beowulf lui-même est gète, membre d’une tribu apparentée aux célèbres Goths, les Gètes étant les ennemis des Suédois. Dans une série de retours par la pensée, le roi vétéran se souvient des longues guerres durant lesquelles les Gètes ont à plusieurs reprises battu les Suédois – ce qui n’empêchera pas la destruction ultime de son peuple, comme le prédit la conclusion lugubre du poème.

En somme, le contexte littéraire et historique, vu son importance pour la culture germanique au sens le plus étendu, donne à l’œuvre anglaise une dimension qui dépasse largement l’Angleterre ; de ce fait, Beowulf et le plus long et le plus significatif de tous les poèmes anciens conservés chez les peuples nordiques.

Légendes païennes dans une culture chrétienne

Les Angles et les Saxons, originaires du Danemark et du nord de l’actuelle Allemagne, se sont établis en l’île de Bretagne seulement à partir du Ve siècle apr. J.-C. Six cents ans plus tard, leurs descendants n’avaient pas oublié leurs racines continentales ni leur parenté avec les autres nations germaniques ; cela les distinguait, en langue et en culture, des premiers habitants de l’île, les Bretons, qu’ils se plaisaient à appeler « Gallois », c’est-à-dire, « étrangers. »

Cet arrière-fond complexe explique pourquoi un auditoire anglo-saxon du début du XIe siècle pouvait encore s’intéresser à un drame historico-légendaire concernant leurs ancêtres scandinaves, d’autant plus que l’auditoire comprenait aussi une population danoise plus récemment arrivée en Angleterre, les Vikings. Ces derniers étaient d’ailleurs si forts qu’un prince danois, Knut (Cnut en anglais), réussit à prendre le trône d’Angleterre en 1016 – précisément à l’époque où l’on écrivait le manuscrit de Beowulf. Ce fait pourrait bien expliquer pourquoi la préface du poème met en avant l’ancienne généalogie royale danoise.

Tous ces sujets soulèvent des questions auxquelles se devaient de répondre les savants comme Tolkien, portant comme elles le font sur l’interprétation de nombreux passages ainsi que du poème dans son ensemble.

Au moment de la rédaction du manuscrit, en supposant celle-ci doit avoir eu lieu vers les années 1000-1020, l’œuvre dans sa forme actuelle était-elle déjà ancienne ? Avait-elle connu, en tout ou en partie, une existence indépendante du seul témoin survivant ? Si oui, jusqu’où remontait-elle ? Avait-elle été écrite, ou, au contraire, sa transmission avait-elle été purement orale, typique d’une culture vernaculaire ? Dans tous les cas, à quel moment le poème pouvait-il avoir été composé ? Représentait-il la survie d’une ancienne littérature héroïque et païenne qui a quasi totalement disparu lors de la conversion des Anglais au christianisme ?

Les rois authentiques, identifiés, ayant vécu au VIe siècle, on peut en déduire que les récits les concernant avaient été transmis oralement pendant plusieurs générations ; mais cela ne voudrait pas dire qu’un poème de la longueur ni de la qualité de Beowulf avait existé à leur époque, surtout vu la condition païenne de la société germanique. Il est plus vraisemblable de supposer qu’un poète anglo-saxon du VIIIe siècle, ayant entendu des contes et légendes hérités de l’ancienne patrie scandinave, fut le premier à composer cette nouvelle œuvre, destinée à la récitation devant une cour royale anglaise.

Durant sa longue carrière universitaire, Tolkien faisait régulièrement cours sur Beowulf. Son influence sur l’opinion savante du XXe siècle est fondée sur la célèbre conférence qu’il a prononcée, en 1936, devant l’Académie Britannique, intitulée « Beowulf : les monstres et les critiques », publiée ultérieurement sous forme d’article.

En plaçant les monstres au centre plutôt qu’à la périphérie, Tolkien a grandement contribué à l’acceptation du poème comme une œuvre d’art dans un contexte littéraire et historique précis. De son vivant il n’a publié qu’un seul autre article sur Beowulf, dans lequel il développe ses idées sur le vocabulaire et le style d’une traduction en prose ; ce morceau figure comme préface à l’édition de Wrenn, parue en 1940, de la traduction de Beowulf de Clark Hall.

Dix ans plus tard, Wrenn présente l’introduction de Tolkien comme la partie la plus méritante et la plus durable de ce livre. En effet, l’article (reproduit dans plusieurs anthologies) demeure essentiel pour bien comprendre la propre traduction de Tolkien (publiée en 2014, sous le titre Beowulf. A Translation and Commentary, dans une édition de Christopher Tolkien ), car il explique le goût du traducteur, non seulement pour la prose rythmique fondée sur les structures naturelles de l’anglais parlé, mais aussi pour le vocabulaire noble et la grammaire archaïsante. Les commentaires de Tolkien sur de nombreux points d’interprétation littéraire et linguistique de Beowulf sont désormais accessibles en accompagnement de sa traduction.

Tolkien appartenait à l’école de pensée qui voyait en Beowulf un « romance historique » composé par un Anglo-Saxon chrétien dans la première moitié du VIIIe siècle, bien avant la période viking. L’auteur inconnu fonde son récit sur les légendes anciennes entourant les ancêtres, ces Danois et Gètes qui vivaient environ 150 ans avant la période de composition.

La religion du poète apparaît à travers ses nombreuses allusions à Dieu, Père et Créateur ; elles parsèment tout le texte auquel elles appartiennent à part entière, ressemblant aux fils d’une tapisserie qui ne peuvent s’enlever sans défaire le dessin. N’apparaît, en revanche, aucune mention du Christ ni de l’Église, car cela ferait obstacle à l’ambiance antique que le poète désire créer. Les personnages habitent un monde qui est, pour ainsi dire, plutôt « pré-converti » que « païen », un peu comme les croyants de l’Ancien Testament qui attendent la révélation chrétienne. Ce point de vue est compatible avec l’image de Dieu comme Seigneur, Roi et Juge, notion que partage Beowulf avec les Écritures hébraïques.

Sans nier les ajouts ni les révisions que d’autres poètes et scribes ont pu faire au cours du temps, Tolkien considérait le poème comme une œuvre unie portée par la voix dominante d’un auteur unique, celui du VIIIe siècle. Le poète présente son héros, Beowulf, comme un grand guerrier d’antan qui savait utiliser avec sagesse les dons de Dieu, mettant sa force exceptionnelle au service de ses semblables. Presque trois cents ans plus tard, lors de la rédaction du manuscrit, cette voix magistrale évoquait un code d’honneur toujours en vigueur, non sans une certaine nostalgie pour le passé héroïque, parmi la noblesse anglo-saxonne et danoise d’Angleterre.

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